The price of surrender
By Serge Halimi and Loic Waquant
First published in The Guardian, 24/04/02
Voir plus bas pour la traduction française
The rise of Jean-Marie Le Pen is nothing new. And in its current manifestation it cannot be accounted for primarily by xenophobia, anti-semitism and the "fear of the other". The problem is, at root, the abandonment of working-class voters by the new socialists in France, as in its European neighbours.
In 1988, Le Pen, attracted 4.4 million votes. Seven years later, he received 4.6 million. Last Sunday, it was 4.8 million. What happened is that almost nothing happened over the past five years to draw working-class voters, whose conditions and life chances have continually deteriorated, away from Le Pen.
The rise of the extreme right, starting in the early 1980s, coincided with the jettisoning by the French left of its working-class traditions and ambitions. As the Socialist party switched its doctrine and policies to appeal to the professional middle classes and dragged the Communist party along with it (and into government), the National Front became the single largest vote-getter among workers and the unemployed.
The French socialists have even theorised about this betrayal. Dominique Strauss-Kahn, Lionel Jospin’s spokesman, explained that – in spite of 3 million unemployed and 4 million officially living below the poverty line while the stock market booms – French "society considers that it has reached its limits in matters of redistribution"; and that "unfortunately, one cannot always expect from the most underprivileged group a serene participation in parliamentary democracy". How true that was last Sunday!
Lately, the French socialists have taken New Labour as their model. After Blair won his second term, France’s minister for European affairs, Pierre Moscovici, exulted: "Mr Blair is an admirable example to other social democrats." We now know that this "social democracy" is roundly rejected by people on the left.
The electoral system and the deep thirst for alternatives to submission to neoliberal dogma and the rule of multinational corporations make it possible in France to reject both main parties of government, along with their craving for middle-class support and utter disregard for the fate of poor.
Jospin had promised to defend the public sector from privatisation. He turned into the biggest privatiser in French history and was preparing to put the public railways and postal service on the block in the name of competition.
Jospin had promised to renegotiate the European stability pact, which commits its members to orthodox fiscal and monetary policies. He signed it unchanged within a week of taking office. Jospin had promised to defend wages and full-time jobs. Instead, the 35-hour week law turned out to be a labour flexibility machine, forcing thousands to work at night and weekends. Jospin even became the first leftwing prime minister in French history to reduce income tax rates for the rich. Two years ago, he declared: "I don’t believe that one can administer the economy any more… Everyone accepts [the rule] of the market."
But Jospin’s victory in 1997 was won by promising a return to political action and a break with the dictatorship of "the market". Once he conceded government impotence on the social and economic front – four years of robust economic growth increased the wealth of the rich, but did not dent the numbers of the poor – Jospin had to recoup political legitimacy somewhere: on the crime front.
Lamely importing Blair’s asinine slogan "tough on crime, tough on the causes of crime", he helped canonise the traditional rightwing theme of law and order, thus opening a vast expanse of political territory to both Chirac and Le Pen.
With the help of the media, "insecurity" soon filled the public sphere. The media hammered away at the issue ad nauseam, so much that one could be excused for believing France was facing a complete breakdown of law and order. In a country where joblessness remains historically high, and is rising, there were 10 times more stories on "insecurity" than on unemployment. Le Pen did not need to speak out – the media was running his campaign for him.
There is despair in France and beyond because of Le Pen’s resurgence. But the despair runs deeper among those at the bottom of society who have been discarded by the parties of the left. We now understand what can happen when the socialists of France, and of the rest of Europe, ignore the growing social insecurity spawned by welfare retrenchment and economic deregulation.
Le prix du reniement
Par Serge Halimi* et Loïc Wacquant**
Rien de très nouveau dans l’ascension relative de Le Pen. Ce phénomène ne saurait être expliqué par les problèmes fourre-tout de la xénophobie, de l’antisémitisme et de « la peur de l’autre », même si ces sujets nourrissent une quantité industrielle de réflexions d’essayistes médiocres rêvant de voir leurs analyses sur « l’ethnicité » et la « fragmentation » traduites dans leur pays de prédilection, les États-Unis (d’où elle sont au demeurant importées). Non, le cœur du problème réside dans la trahison de classe des « nouveaux socialistes ». En France et ailleurs en Europe.
En 1988, Jean-Marie Le Pen a obtenu 4 400 000 voix au premier tour de l’élection présidentielle. Sept ans plus tard, il en recueillait 4 600 000. Dimanche 21 avril son score a atteint 4 800 000 voix. Rien de très spectaculaire là-dedans, à ceci près que Le Pen a réussi cette année à se qualifier à l’arrachée pour le second tour — pour y être écrasé. Au fond, il s’est passé peu de choses depuis cinq ans (voire vingt-cinq ans), susceptibles d’éloigner de l’extrême droite les suffrages des classes populaires qui ont vu leurs conditions de vie continuer à se dégrader et qui étaient tentées de répondre à cette dégradation en déposant ce qui à leurs yeux s’apparentait à une bombe dans l’urne, un vote Le Pen.
L’ascension de l’extrême droite, engagée au début des années 80, a coïncidé avec l’abandon, par la gauche française, de sa tradition prolétarienne et de son ambition de « rupture avec le capitalisme ». Au moment où le Parti Socialiste modifiait sa doctrine et son action politique dans le but de séduire les classes moyennes éduquées — entraînant dans ce mouvement le Parti Communiste (au travers de sa participation au gouvernement), le Front National est devenu le parti qui saurait attirer le plus grand nombre d’ouvriers et de chômeurs.
« Arracher ses racines pour mieux s’épanouir est le geste idiot d’un idiot » avait prévenu François Mitterrand avant de consacrer lui-même beaucoup d’énergie à ce genre de jardinage. Depuis, son reniement a été théorisé à plusieurs reprises par les socialistes, en particulier par les plus « modernes » d’entre eux : Laurent Fabius, Pierre Moscovici, Dominique Strauss-Kahn. Porte-parole du candidat Jospin et premier ministrable dans le cas où celui-ci l’aurait emporté, Dominique Strauss Kahn a ainsi expliqué que, dans un pays riche qui compte néanmoins près de trois millions de chômeurs et de quatre millions de personnes vivant officiellement en dessous du seuil de pauvreté, « il me semble que la société considère aujourd’hui qu’elle est proche de la limite en matière de redistribution ». Il a complété son « analyse » en estimant que « du groupe le plus défavorisé, on ne peut malheureusement pas toujours attendre une participation sereine à une démocratie parlementaire. Non pas qu’il se désintéresse de l’Histoire, mais ses irruptions s’y manifestent parfois dans la violence ». Le 21 avril dernier, une fraction significative de ce « groupe le plus défavorisé » a manifesté son absence de sérénité de la manière qu’on connaît… Ce qui a d’ailleurs promptement permis à M. Strauss-Kahn et à ses amis de manifester contre la montée du Front national, le pyromane affectant souvent de devenir pompier.
Il y a quelques mois, le New Labour de M. Blair avait même été pris pour modèle par les socialistes français. Sitôt connue la seconde victoire consécutive des travaillistes, M. Moscovici, ministre des Affaires Européennes et proche de M. Jospin, n’exultait-il pas dans les colonnes très prolétariennes du Financial Times : « Cette victoire est une excellente nouvelle pour la gauche et pour l’Europe. M. Blair est un exemple formidable pour les autres sociaux-démocrates. » ? Formidable exemple en effet, pour la gauche, que ce porte-parole de la politique étrangère de M. George W. Bush et cet allié en Europe des orientations ultra-libérales de MM. Berlusconi et Aznar.
Nous savons désormais que la France n’est pas le Royaume-Uni, et qu’une « social-démocratie » de type blairiste est rejetée, ici, par le peuple de gauche. Le système électoral à deux tours permet l’expression d’un tel rejet que le refus de la soumission au dogme néo-libéral rend naturel. Une partie massive de l’électorat a donc voté contre les « partis de gouvernement » les renvoyant dos à dos, consciente à la fois de leur désir de cibler presque exclusivement les classes moyennes, et de leur dédain affiché des ouvriers et des pauvres. En France, les électeurs de gauche et les fractions les plus prolétariennes de la société ont encore la possibilité de punir les candidats qui trahissent leurs engagements électoraux.
Lionel Jospin avait pris l’engagement solennel de préserver le secteur public : « Je suis pour arrêter le programme de privatisations. » promettait–il en 1995, lors du débat l’opposant à Jacques Chirac. Il est devenu le plus grand « privatiseur » de l’histoire de France, et il s’apprêtait à laisser basculer les chemins de fer, la Poste et EDF dans ce même système de « concurrence », pour satisfaire les commissaires bruxellois chargés de faire régner l’ordre libéral. Jospin avait promis de renégocier le pacte européen de stabilité qui oblige les membres signataires à mener des politiques fiscales et monétaires orthodoxes. Il l’a signé tel quel une semaine après son arrivée à Matignon. Jospin avait promis de défendre les salaires et les emplois à temps complet. Au lieu de cela, la loi sur les 35 heures s’est révélée être une machine à flexibiliser le travail de millions d’ouvriers et d’employés, les obligeant à travailler la nuit, les week-ends, et à consentir à un gel de leur pouvoir d’achat. Aiguillonné par un Laurent Fabius qui, brillamment, avait prédit que la gauche perdrait l’élection présidentielle si elle ne baissait pas le taux de l’IRPP…, Jospin est même devenu le premier chef d’un gouvernement de l’histoire de la gauche française à avoir réduit le niveau d’imposition des classes favorisées. En septembre 1999, théorisant déjà son impuissance à conduire une politique de gauche, il déclarait : « Je ne crois pas qu’on puisse désormais administrer l’économie. Ce n’est pas par la loi, par les textes, qu’on régule l’économie. Tout le monde admet le marché ». Pourtant, la victoire de Jospin en 1997 reposait sur la promesse d’un retour au volontarisme politique, lequel devait, précisément, rompre avec cette dictature de « marché ». N’était-ce pas là l’une des leçons du mouvement social de novembre-décembre 1995 ?
Parce qu’il a affirmé l’impuissance de l’État sur le front économique et social (quatre années d’une robuste croissance économique ont augmenté l’opulence des riches sans réduire le nombre et le dénuement des pauvres), Jospin a dû investir sa légitimité de gouvernant sur un autre front. Ce fut celui de la lutte contre la délinquance. En plagiant le triste slogan publicitaire de Blair : « intraitable face à la délinquance, intraitable devant ses causes », il a favorisé la consécration d’un thème traditionnel de la droite, celui du maintien de l’ordre, et ouvert ainsi une vaste zone de conquête politique à la fois à Chirac et à Le Pen. Le racolage des médias aidant, « l’insécurité » allait bientôt envahir presque toute la sphère publique. Des programmes de la télévision-poubelle aux journaux prétendument de référence (comme l’a rappelé le numéro 6 de PLPL, Le Monde a diffusé chez les kiosquiers des affichettes hurlant « Insécurité : alerte ! »), les médias ont martelé ce thème ad nauseam. À tel point qu’on aurait pu croire que la France était engloutie dans la spirale d’un effondrement de l’ordre public. Dans un pays où le chômage demeurait juché à un niveau historiquement élevé, les reportages et les articles ayant trait à « l’insécurité » furent près de dix fois plus nombreux que ceux qui abordaient la question du chômage, c’est-à-dire de la première des insécurités sociales. Le Pen n’eut pas besoin d’exposer ses idées, les médias firent campagne pour lui. En avril dernier, il s’en félicita en ces termes : « Les hommes politiques, les journalistes et les politologues parlent un langage qui n’est pas très éloigné du mien, quand il ne le recouvre pas, voire le dépasse. Je me suis normalisé puisque tout le monde parle comme moi. » Entre les deux tours, remords civique ou commerce antifasciste oblige, chacun, hommes politiques, journalistes et politologues, se mobilisa contre la « peste brune »…
La vague de désespoir qui a balayé la France au moment du premier tour n’a pas été effacée par l’échec cuisant de Le Pen au second tour. Au sein des couches les plus défavorisées de la société, celles qui ont été abandonnées par les partis de gauche, ce désespoir demeure. Tant qu’en France et en Europe, la gauche continuera à ignorer le développement de l’insécurité sociale engendré par la déréglementation économique, elle méritera de perdre le pouvoir. Un « pouvoir » auquel elle a cessé de croire.
Serge Halimi* et Loïc Wacquant**
Traduit de l’anglais par Cécile Koufou
*Journaliste au Monde Diplomatique, auteur, entre autres, de Quand la gauche essayait, Édition Arléa-Poche, 2000, 646 pages, 11,45 euros.
** Sociologue à l’université californienne de Berkeley et au centre de sociologie européenne du Collège de France, auteur, entre autres, de Corps et âme – Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Éd. Agone, 268 pages, 16,77 euros.
ZNetwork is funded solely through the generosity of its readers.
Donate