Qu’est-ce qui pousse les Arabes à nier l’existence de la Shoah ? Comment et pourquoi Israël continue-t-il d’instrumentaliser la mémoire de la destruction des Juifs européens ? Quelle était l’attitude des intellectuels arabes pendant la Seconde Guerre mondiale ? Pourquoi Ahmadinejad brandit-il sans cesse l’arme du déni alors que le Hamas et le Hezbollah s’en détournent ? Mediapart a publié un extrait exclusif du livre "Les Arabes et la Shoah" (éditions Actes Sud/Sindbad, 2009), paru mercredi, 14 octobre. [Metropolitan Books publiera une version anglaise du livre en avril 2010.]
Fruit d’un travail sans précédent, le travail du politologue Gilbert Achcar – professeur à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l’Université de Londres – passe en revue plus d’un siècle d’histoire depuis la naissance du sionisme jusqu’à l’offensive israélienne de l’hiver dernier contre Gaza. S'il met en avant l'impasse politique que constitue le conflit israélo-palestinien, il souligne les « nouveaux liens » qui existent aujourd'hui entre juifs et arabes. Un entretien.
Pierre Puchot : Gilbert Achcar, le sous-titre de votre livre est : « La guerre israélo-arabe des récits ». Que veux-tu dire?
Gilbert Achcar : Il s’agit de la guerre qui oppose deux visions tout à fait symétriques des origines du conflit. Plus précisément, je fais ici référence à la notion de « récit » comme à la récitation de l’histoire telle que développée par le post-modernisme. Le récit israélien décrit un Israël qui apparaît comme une réaction à l'antisémitisme, aux côtés les « droits bibliques » invoqués par les sionistes religieux. Et sa justification par l’antisémitisme européen s’étend aux Arabes, présentés comme complices de ce paroxysme d’antisémitisme qu’est le nazisme – qui légitimerait la naissance de l’État d’Israël sur des terres conquises sur la population d’origine arabe. C’est pourquoi le discours israélien insiste à ce point sur Amin al-Husseini, ce personnage démesurément gonflé, devenu l'ex-grand mufti de Jérusalem.
Du côté arabe, le récit le plus rationnel — nous évoquerons plus loin les escalades négationnistes qui se multiplient actuellement — peut peut-être se résumer en ces termes : « Nous n’avons rien à voir avec la Shoah. tradition établie pour nous, mais un phénomène européen. Le sionisme est un mouvement colonial qui a réellement pris son essor en Palestine sous le mandat colonial britannique, même s'il y a eu des exemples antérieurs. Il s'agit donc d'une implantation coloniale dans le monde arabe, sur le modèle de ce qui a été vu en Afrique du Sud et ailleurs. C’est la guerre entre ces deux récits que j’explore dans ce livre.
Existe-t-il une lecture arabe dominante de la Shoah ? En quoi est-il spécifique et en quoi diffère-t-il de ceux d’Europe ou des États-Unis ?
Il n’y a pas une seule interprétation arabe de la Shoah, tout comme il n’y a pas une seule lecture européenne non plus, même s’il y a certainement plus d’homogénéité dans la perception de l’Holocauste en Europe. Mais même cela est récent puisque, comme vous le savez, la Shoah n’était pas un thème très actuel dans l’actualité et l’éducation européennes au cours des deux décennies qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dans le monde arabe, la situation est bien plus diversifiée. Cela résulte principalement de l’existence d’une grande variété de régimes politiques dans les pays arabes, avec des légitimations idéologiques très différentes. De même, des courants idéologiques très divers – et même largement antithétiques – traversent l’opinion publique arabe.
Ces dernières années, il y a eu une escalade de la brutalité des opérations militaires israéliennes – qui sont passées de guerres qu’Israël pouvait présenter comme défensives à des guerres qui ne pouvaient plus du tout être présentées ainsi – à commencer par l’invasion du Liban. en 1982. Cela s'est accompagné d'une intensification de la haine dans le conflit israélo-arabe, notamment en raison du sort réservé aux Palestiniens des territoires occupés depuis 1967.
Face aux critiques croissantes à l'encontre d'Israël, y compris en Occident, depuis 1982 notamment, on a vu cet État recourir systématiquement à l'instrumentalisation de la mémoire de la Shoah, à partir au plus tard du procès Eichmann en 1960. Et cette instrumentalisation suscite, en le « camp adverse », une réaction instinctive qui va parfois jusqu’à nier l’Holocauste. Le meilleur indicateur de cette réactivité est le fait que la population arabe qui a reçu la plus large éducation sur la mémoire de la Shoah, la population des citoyens arabes d’Israël, a été sujette à une explosion de déni absolument frappante ces dernières années.
Cela illustre à mon sens très bien que le négationnisme dans ces cas correspond davantage à une « réaction instinctive » par rancune politique qu'à un véritable négationnisme de la Shoah comme on le voit en Europe ou aux Etats-Unis, où les négationnistes passent leur temps à élaborer des théories historiques qui ne tiennent pas debout pour réfuter l'existence des chambres à gaz, etc.
Une autre indication de cette différence est que dans le monde arabe où le déni est omniprésent, aucun auteur n’a produit quoi que ce soit d’original sur ce thème. Les négationnistes arabes ne font que reprendre les théories produites en Occident.
L’instrumentalisation politique du déni telle que formulée aujourd’hui par Ahmadinejad n’était pas utilisée auparavant dans le monde arabe, à l’époque de Nasser par exemple. Que nous apprend cette évolution ?
Le fondamentalisme islamique qui s’est développé au cours des dernières décennies, dans la perspective du conflit israélo-arabe, véhicule une vision essentialiste, même s’il n’est pas antisémite au sens strict racial du terme. C’est une vision qui reprend l’antijudaïsme que l’on retrouve dans les religions abrahamiques qui ont suivi le judaïsme : le christianisme et l’islam. Ces éléments présents dans l'Islam vont être pointés du doigt pour faciliter une convergence entre ce courant idéologiquement extrême et le déni occidental.
Quels éléments de l’Islam permettent la réalisation de cet antijudaïsme ?
Il existe des critiques du judaïsme au sein de l'Islam et des échos du conflit survenu entre le prophète de l'Islam et les tribus juives de la péninsule arabe. Mais le contexte est contradictoire : nous trouvons des déclarations antichrétiennes et antijuives dans les écritures islamiques. Mais en même temps, chrétiens et juifs sont considérés comme des « gens du livre » et peuvent en conséquence bénéficier d'un traitement privilégié par rapport aux autres populations des pays conquis par l'Islam, populations qui ont été contraintes de se convertir. Les personnages du livre n'étaient pas forcés de se convertir et leurs religions étaient considérées comme légitimes. Il existe donc une tension entre ces deux dispositions contradictoires.
Je montre dans mon livre comment l'homme que l'on peut considérer comme le principal fondateur du fondamentalisme islamique moderne, Rachid Rida, est passé d'une attitude pro-juive à cause de l'antichristianisme - notamment lors de l'affaire Dreyfus, lorsqu'il a dénoncé l'antijudaïsme en Europe. — à une attitude qui, vers la fin des années 1920, commençait à répéter un discours antisémite d'inspiration occidentale, y compris le grand récit antisémite nazi attribuant toutes sortes de choses aux Juifs, en continuité avec les faux « Protocoles de les Sages de Sion", y compris la responsabilité de la Première Guerre mondiale. On voit alors une greffe s'opérer entre certains discours antisémites occidentaux et le fondamentalisme islamique qui va dans ce sens sur cette question à cause de ce qui se passe en Palestine. Avant que le conflit ne tourne mal en Palestine, ce même Rachid Rida a tenté de dialoguer avec les représentants du mouvement sioniste pour les convaincre de former une alliance entre juifs et musulmans pour affronter l’Occident chrétien en tant que puissance coloniale. De cet anticolonialisme qui détermine l’antioccidentalisme, ils devaient passer à l’antisionisme qui, dans le cas d’une mentalité religieuse fondamentaliste, se combinait très facilement avec l’antisémitisme.
Cela dit, les signes d'antijudaïsme que l'on retrouve dans l'Islam, on les retrouve au centuple dans le christianisme, et dans le catholicisme en particulier, avec l'idée des Juifs déicides, des Juifs responsables de la mort de Jésus, le fils de Dieu. Cette accusation anti-juive contenue dans le christianisme a en outre entraîné dans l'histoire de l'Occident une persécution des Juifs incomparablement pire que celle qui a été le cas dans les pays islamiques. Nous avons vu par exemple comment les juifs de la péninsule ibérique, fuyant la Reconquista chrétienne et l’Inquisition, trouvèrent refuge dans le monde musulman, en Afrique du Nord, en Turquie et ailleurs.
Comment le Hezbollah et le Hamas ont-ils utilisé cette tendance croissante au déni à des fins politiques ?
Le discours de Rachid Rida, partie intégrante de leurs idéologies, était présent dès le début au sein du Hamas et du Hezbollah. Bien plus d’ailleurs au sein du Hamas, qui est une émanation des Frères musulmans en Palestine. Le fondateur de la Confrérie, Hassan El-Banna, s'est largement inspiré de Rachid Rida.
Dans le cas du Hezbollah, le discours est présenté sous l’angle de ce qui allait venir de l’Iran politique : dans le fondamentalisme chiite à l’origine, il n’y a aucune source d’une dimension antijudaïque comparable à celle développée par Rida. Elle devait s’élaborer en fonction de l’opposition du régime iranien à l’Occident, aux États-Unis et à Israël.
Cela dit, ce qui distingue le Hamas et le Hezbollah, c’est qu’il s’agit de mouvements de masse et, en tant que tels, ils ont une dimension pragmatique. Même s’il convient à Ahmadinejad de procéder à une surenchère négationniste pour des raisons de politique d’État, ces mouvements ont dans une large mesure réduit le discours antisémite qu’ils exprimaient auparavant et qui s’est avéré contre-productif.
Ce que je comprends de votre livre, c'est que la négation de l'Holocauste est devenue un instrument politique. per se au Moyen-Orient, que l'on choisisse de l'utiliser ou non. Dans quelle mesure cet instrument faisait-il partie intégrante du fondement politique du mouvement palestinien, notamment en ce qui concerne l’OLP ?
L'OLP, depuis que les organisations armées palestiniennes ont pris le dessus en son sein après 1967, a très vite compris que le discours antisémite est mauvais en soi et tout à fait contraire aux intérêts de la lutte du peuple palestinien. D'où l'insistance sur la distinction à faire entre antisémitisme et antisionisme, qui fut l'enjeu d'une bataille politique au sein du mouvement palestinien.
A l’inverse, quels sont les mécanismes de ce que vous appelez l’instrumentalisation « positive » de la Shoah, telle qu’elle émane d’Israël ?
Quelles peuvent être les légitimations de l’État d’Israël ? Je ne parle pas de remettre en question son existence, mais d’examiner les légitimations qu’elle se donne. Il faut avouer qu’à part les sionistes religieux, la légitimation biblique ne convainc que très peu de gens ! Quant à la justification que l’on retrouve dans le sionisme laïc, exprimée notamment par Théodore Herzl, c’est une justification qui ne prend pas en compte ce qui existe réellement là où « l’État des Juifs » va être créé. La seule justification qu’il donne pour cet état est l’antisémitisme en Occident. Il ne se soucie pas de ce qui existe déjà là-bas. De plus, nous savons qu’au début, le mouvement sioniste a parfois eu des débats très intenses sur l’emplacement possible de l’État sioniste. Il s’agissait donc pour le mouvement sioniste de s’insérer dans une entreprise coloniale et l’on retrouve des références au colonialisme dans le livre de Herzl, notamment l’idée d’incarner un rempart de civilisation contre la barbarie.
L’idéologie coloniale ayant globalement expiré, il fallut trouver une légitimation alternative : c’est alors que l’instrumentalisation de la Shoah commença à s’intensifier, notamment à partir du début des années 1960 avec le procès Eichmann. Un excellent travail a déjà été réalisé sur ce sujet, notamment celui de Tom Segev. C’est un ouvrage absolument remarquable sur la manière dont, au sein même d’Israël, la question de la Shoah va soudainement surgir et changer de caractère. Le rapport à l’Holocauste allait passer d’un rapport de mépris envers les survivants à une revendication de cette mémoire comme légitimation de l’État. De plus, sur le plan narratif, cette légitimation a été très efficace en Occident à plusieurs niveaux, y compris dans les relations entretenues entre Israël et la République fédérale d’Allemagne à une époque où l’administration allemande était bourrée d’anciens nazis. On occulte souvent le rôle absolument significatif que l’Allemagne a joué dans le renforcement de l’État d’Israël, notamment par les réparations accordées par Bonn, non pas aux victimes du nazisme, aux survivants du génocide, mais à l’État d’Israël présenté comme l’État des survivants. Par conséquent, cette légitimation de l’État d’Israël allait apparaître au fil du temps comme un instrument politique de très grande valeur pour cet État, instrument aujourd’hui surexploité.
La mémoire de la Shoah est invoquée pour contrer toutes les critiques. Cela atteint parfois le niveau du grotesque, comme lorsque le Premier ministre Begin fit sa célèbre réponse à Ronald Reagan pendant le siège de Beyrouth : Begin comparait alors Arafat à Hitler, au moment même où c'était l'armée israélienne qui assiégeait Beyrouth et pendant que de nombreux Israéliens et autres observateurs trouvaient plutôt des parallèles avec le ghetto de Varsovie.
Le parallèle entre la Nakba et la Shoah existe-t-il au Moyen-Orient ? En quoi révèle-t-il des évolutions politiques possibles ?
A ce niveau, il y a deux aspects différents : celui dont nous avons parlé, la guerre contre l'instrumentalisation de la Shoah, et il y a ce qu'on pourrait appeler la version locale de la compétition entre les victimes : « Ma tragédie est plus importante que le vôtre." Du côté palestinien, on peut souvent lire des déclarations affirmant que le sort du peuple palestinien a été pire que celui des Juifs sous le nazisme. Ce sont évidemment des exagérations tout à fait scandaleuses et absurdes, mais on peut facilement comprendre ce qui les motive. On retrouve d’ailleurs cette compétition des victimes par rapport à la Shoah dans le cas d’autres tragédies historiques comme le génocide arménien par exemple.
En même temps, il est bon d'écouter l'ancien Knesset Speaker Remarques d’Avraham Burg. Il dit à voix haute : "Nous sommes coupables de nier les génocides et les tragédies des autres". Face à une situation où, en Israël, ils nient la Nakba – et où il a fallu l'apparition de ceux que l'on appelle les « nouveaux historiens » et du postsionisme pour que le discours officiel de négation de la Nakba soit fortement remis en question – il y a non seulement un développement du négationnisme de l’Holocauste du côté arabe, mais aussi une escalade de leurs affirmations sur l’ampleur et le drame de leur propre tragédie. Cela peut souvent conduire à des affirmations contradictoires : d'un côté la négation de la Shoah, une minimisation des crimes du nazisme, et de l'autre un discours accusant Israël de reproduire les crimes du nazisme… Il est clair que ce n'est pas logique que tient le dessus. C’est une guerre idéologique qui passe davantage par les sentiments et les passions que par le discours rationnel.
Dans votre conclusion, vous présentez une analyse plutôt optimiste : "Les progrès réalisés entre Arabes et Israéliens sont significatifs si l'on considère la quasi-impossibilité de communication entre eux dans les premières décennies qui ont suivi la Nakba".
Ces progrès sont en partie le résultat de l’OLP, qui a ouvert la voie à une attitude plus rationnelle à l’égard de la Shoah, de l’État d’Israël et des Israéliens du côté arabe.
Des liens entre Arabes et Juifs existent aujourd’hui et doivent, à terme, favoriser la reconnaissance de l’Holocauste et de la Nakba. La reconnaissance de cette dernière par les Israéliens est plus difficile car elle implique la reconnaissance de leur propre responsabilité, avec les implications directes que l’on peut imaginer, et qui conduirait à une attitude radicalement opposée à celle des gouvernements israéliens jusqu’à présent. Pourtant, cette reconnaissance de la Nakba par Israël est aujourd’hui une étape indispensable vers un véritable règlement de ce conflit qui n’a que trop duré.
[Traduction : par Leslie Thatcher, rédactrice en chef de Truthout en français, avec la permission de Médipart.]
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