Les attentats meurtriers de Paris dans la nuit du vendredi 13 novembre ont rapidement suscité un élan mondial de solidarité avec la France et le peuple français. Depuis les dirigeants du monde exprimant leur sympathie jusqu'à la levée du drapeau français sur les bâtiments du monde entier et, plus visiblement, sur les profils Facebook, tout le monde était sans équivoque uni à la France.
Le sentiment de solidarité qui se cache derrière cette préoccupation de masse fait chaud au cœur, mais il doit s'accompagner d'une exigence d'un débat sérieux sur les questions de terrorisme, de violence et de guerre. La rage et la tristesse ne devraient pas entraver notre capacité de réflexion.
Pourquoi Paris ? Qui étaient les assaillants et comment ont-ils pu commettre de telles choses ? Comment pouvons-nous contrer ce genre d’attaques ? Avant de nous plier aux interprétations souvent étroites fournies par les médias et nos dirigeants politiques, nous devons chercher des réponses éclairées à ces questions importantes. La réponse actuelle – comprenant davantage de bombardements français en Syrie et des mesures de sécurité extrêmes sur le territoire français – pourrait alimenter davantage de violence, plutôt qu’apporter des solutions viables.
"Nous contre eux"
En tant que ressortissant français, l’inondation soudaine du drapeau tricolore sur mon mur Facebook a été un peu déstabilisante. Je suis reconnaissant pour l’élan de solidarité et les merveilleux messages appelant à l’amour et à l’unité venant du monde entier. Cependant, je me demande si le drapeau français est vraiment le symbole approprié pour démontrer cet appel à la paix et à l’inclusion, et pour rassembler les gens dans l’unité contre le terrorisme.
Pour moi, le drapeau français représente avant tout l'État français, les gouvernements respectifs qui ont dirigé mon pays et leurs politiques étrangères. Au niveau national, il s’agit surtout d’un symbole nationaliste, trop souvent utilisé par Marine Le Pen pour créer des ennemis parmi les étrangers. Il représente certaines valeurs définies comme « françaises », par opposition aux valeurs étrangères que la France ne devrait pas accueillir, et à ce titre, il peut être un dangereux vecteur de racisme.
En parallèle à cela bleu-blanc-rouge délire, de nombreux artistes et humoristes ont répondu aux attaques défendant les stéréotypes de la culture française ; boire du vin, profiter de la vie, fumer terrasses. Ils affirment que toute attaque contre les valeurs françaises est une attaque contre le plaisir de vivre lui-même. Bien que flatteurs d'une certaine manière, car ils louent ce qui peut sembler le essence d'être Français, cela nous incite injustement à voir les attentats à travers le prisme du « choc des civilisations » où les idéaux ennemis et étrangers menacent notre mode de vie, nos valeurs morales.
Soyons clairs sur deux choses. Premièrement, dans ce discours « nous » contre « eux », je ne suis pas sûr de savoir qui est censé être le « nous ». Suis-je – un citoyen français qui s’est longtemps opposé à une politique étrangère agressive au Moyen-Orient – tout d’un coup du même côté que mon gouvernement ?
Pour beaucoup d’entre nous, les élites politiques du pays, qui ont insisté pour impliquer la France dans des guerres dont nous ne voulions pas, font partie du problème. Les différents gouvernements français successifs ont indirectement contribué à la montée des groupes extrémistes et à la radicalisation des jeunes hommes pour les rejoindre. Brandir le drapeau français pourrait contribuer à diminuer leur rôle et la responsabilité qu’ils portent dans cette crise. Pire encore, cela pourrait légitimer de nouvelles actions militaires indésirables à l’étranger.
Et deuxièmement, qui sont « eux » ? La « guerre contre le terrorisme », telle qu’elle a été clairement définie par les dirigeants du monde, n’est pas une guerre au sens traditionnel du terme, avec un ennemi clair et visible. Les assaillants de la tuerie de Paris n'étaient pas des étrangers ; la plupart d’entre eux étaient des citoyens français ou européens, nés et élevés sur le sol européen. Il ne s’agit pas d’un ennemi mystérieux et lointain, mais de jeunes Français et Françaises qui font autant que tout le monde partie de la société française.
Une démonstration de force
Et pourtant, le président français a si promptement déclaré la « guerre » et intensifié les bombardements directs et agressifs des cibles de l’EI en Syrie. Les terroristes étant pour la plupart des citoyens européens, ne serait-il pas plus sage de se demander ce qui ne va pas dans nos propres sociétés plutôt que de lancer une action militaire aussi téméraire à l’étranger ?
Il est inquiétant de constater qu'il y a eu peu de résistance au sein des médias ou même dans les cercles de gauche français à la politique de Hollande. L’émotion et la colère suscitées par les attentats de Paris ont-elles empêché notre capacité de reconnaître que le largage de bombes au Moyen-Orient ne résoudra pas les menaces à la sécurité qui émanent de l’intérieur ?
Le terrorisme est un ennemi invisible issu de circonstances sociopolitiques complexes, auquel il faut s’attaquer de manière plus subtile et plus réfléchie. L’histoire nous a montré que 14 années de « guerre contre le terrorisme » au Moyen-Orient n’ont fait que contribuer à davantage de violence, à davantage de terrorisme et, malheureusement, à davantage de morts. N'est-il pas temps de commencer à réfléchir à des tactiques différentes ?
Depuis les attentats, François Hollande a proposé des modifications à la Constitution, afin de permettre à l'État de recourir plus facilement à la force face au terrorisme. Ces changements incluent une augmentation des pouvoirs présidentiels, permettant à M. Hollande d'appliquer des mesures de sécurité sans le contrôle habituel du Parlement. Le président souhaite prolonger la durée de l'état d'urgence, limitant la liberté de mouvement et la liberté d'association, y compris les manifestations de masse, au nom de la sécurité nationale.
Les changements suggérés pourraient également aboutir à élargir la définition des citoyens ciblés à toute personne « sérieusement soupçonnée » de constituer une menace à l’ordre public, ouvrant ainsi la porte à une réalité inquiétante de tactiques policières agressives dirigées contre des jeunes pauvres et désillusionnés. Par ailleurs, Hollande veut retirer la nationalité française à tout citoyen binational soupçonné d'actes de terrorisme.
La réaction du président est profondément inquiétante et renforce la vision biaisée d'un ennemi « étranger », ce qui entraînera inévitablement des politiques et des réactions discriminatoires et racistes envers les étrangers, ou toute personne perçue comme étrangère, en France. Plus inquiétant encore, un récent sondage réalisé en Le Parisien, qui montre que 84 % des personnes interrogées soutiennent la décision d'augmenter le pouvoir de manœuvre de la police et de l'armée, tandis que 91 % sont d'accord avec l'idée de retirer la nationalité française aux terroristes présumés.
Où sont les valeurs françaises d’ouverture et de multiculturalisme que nous défendons aujourd’hui avec tant d’ardeur ? Nous ne devons pas laisser la peur et un discours inexact du « nous » contre « eux » justifier des politiques agressives contre nos propres citoyens, ou contre quiconque d’ailleurs, y compris les réfugiés fuyant la terreur que nous prétendons combattre.
Pourquoi les citoyens français ont-ils décidé de tuer ?
La raison pour laquelle les médias se sont concentrés sur cet angle d'opposition aux valeurs françaises de liberté, égalité, fraternité, avec les valeurs effrayantes et haineuses prêchées par l’EI, c’est qu’il donne des réponses faciles à des questions complexes. Pourquoi Paris a-t-il été attaqué ? Parce qu'il représente, nous dit-on, le cœur de la liberté, du multiculturalisme, de la laïcité et joie de vivre. Mais est-ce vraiment le cas ? La France ne semble pas toujours à la hauteur des valeurs qu'elle professe.
La vraie question devrait être : pourquoi les jeunes hommes et garçons français (et belges) ont-ils décidé de sacrifier leur vie pour tuer des membres de leur propre société ?
Deux réponses semblent émerger. La première, principalement employée par l’élite politique et les médias, est que les tueurs étaient « fous », « soumis à un lavage de cerveau » et « barbares » et n’auraient pas pu agir de manière rationnelle. Cette approche refuse une analyse appropriée des motivations des tueurs, les écartant au profit d’une idéologie religieuse irrationnelle et extrémiste, justifiant ainsi une réponse purement violente et autoritaire.
La deuxième réponse, venant de nombreux cercles antiracistes de gauche, affirme que de tels actes de terrorisme sont le résultat direct de la politique étrangère et intérieure de la France. Bien que les deux semblent radicalement opposés, ils ont néanmoins un point commun : ils minent l’action et la responsabilité des attaquants. Cette seconde approche, qui met en avant d’indéniables considérations politiques, reste erronée au même titre que la première : elle oublie que les tueurs sont des gens qui pensent et agissent, et non de simples produits passifs d’une politique étrangère raciste et impérialiste.
Il est important de reconnaître les agresseurs comme des êtres humains, capables d’agir et de penser de manière rationnelle, car c’est une première étape vers la compréhension du raisonnement qui se cache derrière leurs actes. Le fanatisme religieux est simplement un vecteur de violence, comme cela a été le cas pour de nombreuses autres idéologies dans le passé, comme le nationalisme, le fascisme ou le communisme. Ces idéologies ne sont pas à l’origine de la violence. Bien que cela puisse paraître évident, il est nécessaire de souligner que l’extrémisme religieux n’est pas la raison why un jeune homme prendrait une arme à feu et tirerait sur une foule, c'est simplement un instrument pour canaliser leur colère.
Il faut essayer de s'attaquer aux racines mêmes du mécontentement de ces jeunes hommes. Les débats doivent être ouverts sur le système scolaire, sur la ghettoïsation des zones urbaines à travers la France, sur les violences policières et les mesures de sécurité intérieures anti-terroristes, sur le système pénitentiaire, sur le racisme structurel, sur notre système judiciaire biaisé, sur une laïcité oppressive et stricte ; Et la liste continue.
Ces questions sont complexes et difficiles à résoudre. Nous préférons donc peindre le tableau en noir et blanc, nos valeurs par rapport leur valeurs, plutôt que de faire face aux problèmes internes de nos sociétés brisées.
Les rares recherches menées sur les combattants de l'EI, à l'étranger et en Europe, montrent que les jeunes hommes ne rejoignent pas nécessairement le groupe extrémiste pour des raisons religieuses. Le Frères Kouachi Les auteurs de la fusillade de Charlie Hebdo ont connu une enfance difficile, dans la pauvreté après le suicide de leur mère, avec peu de soutien des services sociaux et entourés d'une extrême violence lorsqu'ils étaient enfants.
La colère face aux injustices auxquelles ils sont confrontés, l’aliénation et les années d’humiliation croissante de la part des sociétés mêmes dont ils sont censés faire partie peuvent pousser les jeunes hommes à exprimer leurs frustrations par le biais de l’extrémisme religieux. L’EI se révèle être un groupe organisé, qui menace gravement les sociétés européennes et qui offre à ces jeunes hommes humiliés et enragés un moyen de défendre leur dignité et leur fierté.
As Anne Aly explique : « La religion et l'idéologie servent de véhicule à une mentalité du « nous contre eux » et de justification de la violence contre ceux qui représentent « l'ennemi », mais elles ne sont pas les moteurs de la radicalisation. »
Des solutions radicales à des problèmes radicaux
Des solutions radicales signifient avant tout s’attaquer au problème à ses racines. Julien Salingue a exprimé cette idée avec beaucoup d'éloquence après la fusillade de Charlie Hebdo : « Un changement profond, et donc la remise en question d'un système générateur d'inégalités structurelles et d'exploitation de la violence, est nécessaire ».
Toute injustice et tout acte d'humiliation à l'égard d'un membre de la société ne peut que provoquer de la colère et de la haine, qui pourraient un jour se transformer en violence. James Gilligan a beaucoup écrit sur la façon dont le système carcéral américain sert à intensifier le sentiment de honte et d'humiliation qui pousse les individus à la violence en premier lieu. Cette analyse est utile lorsqu’on s’intéresse aux sociétés européennes et aux processus de discrimination et d’humiliation qui poussent les jeunes hommes à réagir violemment.
Nous devons condamner toutes les politiques, discours et actions qui légitiment et renforcent la politique de la haine. Les violences policières envers les jeunes hommes d’origine arabe, par exemple, sont fréquentes en France. Amedy Coulibaly, un autre acteur de la fusillade de Paris en janvier 2015, a subi la mort de son ami lors d'une « erreur » policière alors qu'il avait 18 ans. Ce type d'agression directe perpétrée au quotidien s'ajoute à la violence et à la discrimination structurelles des jeunes hommes de l’expérience des milieux défavorisés dans les sociétés européennes. Pour eux, la guerre n’est pas une réalité si lointaine et déconnectée, mais plus proche de leur vie quotidienne.
Chaque insulte raciste, acte de brutalité policière, procès inéquitable ou traitement discriminatoire les rapproche de la réalisation de tragédies comme le massacre de Paris. Nous devons donc remettre en question le système même dans lequel nous vivons et le mode de vie que nous défendons avec tant de défi après les attentats, car le problème est peut-être plus proche de nous que nous ne l’imaginons.
Claire Véale est diplômée de la SOAS, Université de Londres, en violence, conflits et développement. Ayant vécu et travaillé sur plusieurs continents, elle s'intéresse particulièrement à l'écriture sur les mouvements sociaux, la politique latino-américaine, les droits de genre et les questions de développement international.
ZNetwork est financé uniquement grâce à la générosité de ses lecteurs.
Faire un don